Depuis que nous avions évoqué le contre-matting, Aelynn n'était plus la même. Elle était distraite, absente, comme si une partie d'elle-même s'était repliée sur un monde intérieur que je ne pouvais atteindre. Ses gestes étaient plus lents, son regard souvent perdu au loin, et même lorsque je tentais de lui parler, je sentais cette distance croissante entre nous.
Ce n'était pas vraiment une surprise. Elle savait ce que signifiait ce rituel. Elle savait que ce serait la fin de tout ce qui la liait à Adrien. Mais ce qui la perturbait le plus, c'était peut-être la rupture de ce lien avec ses enfants, de la vie qu'elle avait eue auparavant. Je pouvais comprendre ce sentiment de perte, même si je ne pouvais pas l'accepter.
Nous étions dans la grande bibliothèque du manoir, une pièce que j'avais souvent trouvée apaisante, avec ses étagères imposantes pleines de livres anciens et ses fauteuils confortables. Mais aujourd'hui, cette atmosphère apaisante ne semblait pas suffire à calmer l'esprit agité d'Aelynn.
Elle était assise dans un coin, feuilletant distraitement un livre qu'elle ne lisait pas vraiment. Je pouvais voir à la façon dont ses doigts glissaient sur les pages qu'elle était ailleurs, loin de moi, loin de cet endroit.
Je m'approchai doucement d'elle, m'asseyant sur le fauteuil en face d'elle. Elle leva les yeux brièvement, mais il n'y avait aucune étincelle dans son regard, aucun signe de cette force que j'avais toujours admirée en elle.
"Aelynn," dis-je doucement, tentant de briser ce silence pesant. "Je vois bien que tu es... perturbée."
Elle ne répondit pas immédiatement. Ses doigts continuèrent de tourner les pages sans vraiment les lire, comme si elle essayait de se distraire de ses propres pensées.
"Je sais que tout cela te semble lourd," continuai-je. "Le contre-matting, le lien avec Adrien... mais tu dois comprendre que c'est nécessaire. Tu ne peux pas rester attachée à lui éternellement."
Elle baissa enfin le livre, mais son regard se perdit à nouveau dans le vide.
"Je sais que tu as raison, Marcus," murmura-t-elle, sa voix à peine audible. "Mais ce lien... ce lien n'est pas seulement avec Adrien. Il me lie aussi à mes enfants. Et même si je ne ressens plus Adrien de la même manière, même si ce pouvoir faiblit... je ne peux pas simplement effacer tout cela."
Ses mots étaient empreints de douleur, et je pouvais sentir cette lutte intérieure qui la consumait. Ce n'était pas seulement le lien avec Adrien qu'elle perdait. C'était aussi une partie d'elle-même.
Je me penchai vers elle, attrapant doucement ses mains. "Aelynn, je comprends. Mais ce que tu ressens pour tes enfants ne disparaîtra pas. Ce lien est plus profond que n'importe quelle magie ou rituel. Ils sont une partie de toi, et tu seras toujours leur mère."
Elle secoua la tête, ses yeux brillant de larmes qu'elle refusait de laisser couler. "Tu ne comprends pas... Ce lien avec Adrien était aussi un lien avec eux. C'est comme si, en le perdant, je perds aussi une partie d'eux."
Je restai silencieux un moment, laissant ses mots résonner dans la pièce. Il était vrai que le lien entre elle et Adrien avait des implications bien plus vastes que je ne l'avais d'abord imaginé. Ce lien familial, cette connexion qu'elle ressentait avec ses enfants, tout cela était imbriqué dans le pouvoir qu'elle partageait avec Adrien. Mais cela ne changeait rien à ce qui devait être fait.
"Ce lien faiblit déjà, Aelynn," dis-je doucement, serrant ses mains dans les miennes. "Et pas seulement à cause du rituel. Il faiblit parce que tu es loin de lui. C'est la nature même de ces liens. Plus tu t'éloignes, plus ils se brisent naturellement."
Elle me regarda enfin, ses yeux remplis de doutes. "Alors que dois-je faire ? Me laisser dériver jusqu'à ce que tout soit brisé, jusqu'à ce que je ne ressente plus rien ?"
Je savais qu'elle était à un point de rupture, prise entre deux mondes, entre deux vies. D'un côté, celle qu'elle avait connue avec Adrien et ses enfants. De l'autre, celle que je lui offrais, un monde où elle pouvait devenir bien plus que ce qu'elle n'avait jamais été.
"Non," répondis-je fermement. "Ce que tu dois faire, c'est accepter ce qui doit arriver. Tu as une nouvelle vie maintenant, Aelynn. Une vie avec moi. Tes enfants, tu les reverras. Rien ne t'empêchera d'être leur mère. Mais tu ne peux pas continuer à vivre dans deux mondes à la fois. C'est trop dangereux, pour toi, pour eux."
Elle sembla réfléchir à mes mots, son regard se détournant à nouveau vers la fenêtre qui donnait sur le jardin extérieur. "Et si je ne veux pas tout oublier ?" murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour moi. "Et si je ne veux pas perdre cette partie de moi ?"
Je me levai, me tenant juste devant elle. "Tu ne perdras rien. Tu deviendras plus forte. Et tu seras libre, enfin. Tu n'auras plus à te battre contre ce passé. Ce sera fini, Aelynn. Tu seras enfin toi-même, libre de choisir ta voie."
Elle resta silencieuse un moment, ses pensées clairement en ébullition. Je pouvais presque voir le conflit se jouer dans ses yeux. Elle voulait croire en mes mots, mais une part d'elle résistait encore, accrochée à ce qui avait été, à ce qui lui restait d'Adrien et de son ancienne vie.
"Et mes enfants ?" demanda-t-elle enfin, sa voix brisée. "Je ne peux pas les abandonner."
Je posai une main apaisante sur son épaule. "Tu ne les abandonneras jamais, Aelynn. Je te le promets. Tu seras toujours leur mère. Mais pour être la meilleure mère possible, tu dois d'abord te libérer de tout ce qui te retient."
Elle hocha la tête, lentement, mais je pouvais sentir qu'elle n'était pas encore totalement convaincue. Pourtant, je savais qu'elle finirait par l'accepter. Elle n'avait pas vraiment d'autre choix.
"Nous ferons ce qu'il faut pour que tout se passe bien," ajoutai-je. "Et ensuite, nous penserons à tes enfants. Ils feront partie de cette nouvelle vie, eux aussi."
Elle ne répondit pas, mais je savais qu'une part d'elle commençait à comprendre. Cela prendrait du temps, mais je la guiderais à travers cette épreuve. Elle était encore trop attachée à ce qu'elle avait été, à ce qu'elle croyait être, mais cela changerait. Le contre-matting briserait ces chaînes, et ensuite, nous pourrions avancer ensemble.
Alors que je me redressais, prêt à la laisser seule avec ses pensées, je posai une dernière question, presque rhétorique : "Es-tu prête à devenir enfin celle que tu es destinée à être, Aelynn ?"
Elle resta silencieuse, mais je pouvais déjà voir la réponse dans ses yeux. Pas encore. Mais bientôt.