Les sommets enneigés du Mont Larshen avaient déjà disparu depuis un moment, mais les cours d'eau continuaient toujours de couler avec autant de vivacité qu'en pleine saison des pluies ; prenant leur source dans les réserves souterraines amassées par les grottes et autres cavités rocheuses qui occupaient une bonne partie de l'immense montagne.
Plus haut que toute autre colline ou chaîne montagneuse à des kilomètres à la ronde, le Mont Larshen était visible depuis n'importe quel point jusqu'à l'horizon ; et n'importe quel endroit pouvait être aperçu depuis le sommet de ce gigantesque pic rocheux aux flancs si larges que plusieurs villes et villages s'étaient installés là.
Les grandes zones pentues de ce qui était autrefois un volcan crachant feu et roche étaient devenues riches en terres propices à la culture intensive et quasi-continue de fruits et de légumes, dont le goût et les couleurs étaient inégalés sur tout le continent.
Les humains appelaient ça la « bénédiction de la montagne », se rappela Wynblow, tandis qu'elle grignotait une grande courge jaune qu'elle avait chapardée dans un champ.
Cela faisait déjà plusieurs jours qu'elle était arrivée dans les environs, et quelques jours qu'elle avait failli être repérée par une patrouille de chevaliers après son étrange rencontre avec la vieille femme aveugle.
Depuis, elle avait régulièrement changé de cachette pour éviter les êtres humains arpentant les différentes routes et chemins qui avaient cisaillé la forêt comme l'auraient fait des coups d'épée dans du beurre. Puis, la faim la gagnant peu à peu, elle s'était de nouveau résolue à voler ça et là de quoi manger, se faufilant en pleine nuit dans le plus grand silence avant de regagner une crevasse où elle pouvait se dissimuler aux yeux de tous. Rapidement, l'air était devenu étouffant, et elle avait aussi ressenti le besoin de se dégourdir les pattes. Rester coincée dans un espace étroit était habituellement confortable pour elle, mais depuis un certain temps, être immobile était devenu compliqué. Elle était probablement trop impatiente et anxieuse à l'idée de voir arriver ou non le jeune chasseur. Elle avait peur que, malgré ses paroles rassurantes, il ne tienne pas sa promesse.
Rampant en plantant ses griffes dans la roche, des éclats de lave solidifiée et de sable furent projetés de partout, la solidité de la matière n'égalant pas celle de ses écailles et de son corps. Ce n'était pas pour rien que les Salamander étaient aussi difficiles à tuer : leur corps étaient solides, robustes et craignaient rarement une menace quelconque. Leurs ailes pouvaient soulever des tempêtes, leurs griffes étriper les remparts des forteresses blindées, et leur feu faire fondre tout équipement qui n'était pas protégé par un enchantement.
Les dragons étaient de véritables machines de guerre sur pattes, mobiles et meurtrières, planant au-dessus des êtres humains et autres créatures humanoïdes comme une ombre menaçante qui pouvait s'abattre à tout moment.
Cependant, comme tout être vivant, ils possédaient leurs faiblesses, et ces faiblesses pouvaient être exploitées par leurs ennemis et anciennes proies, réduisant significativement leur nombre. La magie en avait été le principal facteur, changeant le rapport de force entre humanoïdes et créatures sauvages.
Des créatures sauvages, hein ?
À ces pensées, Wynblow renifla l'air frais de la nuit, et s'étira longuement en tendant ses pattes avant devant elle et en empoignant de ses griffes la terre meuble où poussaient herbes et fleurs de petite taille. Elle déplia ses ailes, et les ouvrit en grand, avant de les refermer à nouveau.
Puis, remuant son dos pour faire craquer ses vertèbres, elle s'assit et fixa le ciel obscurci par d'épais nuages gris. Elle se demanda si elle devait tenter sa chance et s'envoler, ou retourner bien à l'abri du mauvais temps qui s'annonçait, et de la pluie approchante dont elle sentait l'odeur humide envahir l'air.
Il allait bientôt pleuvoir, et faire froid. Les humains n'oseraient sûrement pas s'aventurer au dehors avec un temps pareil, ce qui était plutôt une chance pour Wynblow. Elle pourrait profiter de cette partie de la montagne pour elle toute seule.
Cependant, elle se demandait comment elle pouvait savoir autant de choses sur un endroit qu'elle ne se souvenait pas avoir visité. Même en l'ayant visité, elle n'aurait probablement pas su toutes ces informations sur les cultures alimentaires plantées par les humains, ou l'emplacement des différents chemins et routes, ainsi que leur usage, fréquent ou non.
C'était vraiment étrange, comment par moments, des souvenirs qui ne semblaient pas lui appartenir refaisaient surface dans son esprit. Était-elle réellement en train de regagner des souvenirs jusqu'alors perdus, juste parce qu'elle était sortie de son isolement ?
Quant à sa perte de mémoire elle-même, était-elle liée à ces deux malédictions que la vielle femme avait mentionnées à son sujet ? Elle avait du mal à y croire, étant donné qu'elle n'avait absolument aucun effet indésirable visible dans son quotidien. N'était-ce pas ce pour quoi une malédiction était jetée sur quelqu'un ? Pour lui faire du mal, de façon irrémédiable ?
Si quelqu'un l'avait maudite, non pas une, mais deux fois, cela devait bien vouloir dire que quelqu'un lui en voulait au point de sacrifier plusieurs personnes. Dans ce cas, qu'avait-elle pu faire pour être autant haïe ?
Elle n'en savait rien, mais elle était sûre que la réponse se trouvait dans les souvenirs qu'elle n'avait pas encore pu recouvrer.
Descendant la pente douce où elle se tenait, elle arriva près d'un ruisseau et but avec avidité pour se rafraîchir la gorge. Elle releva sa tête, et aperçut à la surface trouble de l'eau remuante son reflet distordu la fixer de son regard émeraude. Le remous causé par la circulation rapide du liquide n'avait pas réussi à dissiper suffisamment la lueur intense des deux iris se démarquant au milieu de tout ce gris. Elle eut l'impression que, pendant un instant, la silhouette floue avait changé de forme et s'était affinée, perdant les épines et les cornes qui découpaient habituellement son ombre. Cependant, cela n'avait été que très bref, les deux yeux perçants continuant de briller dans l'obscurité de la nuit.
Avec une certaine anxiété, Wynblow releva sa tête massive et pleine d'épines, pour observer ses alentours. Le vent soufflait lentement entre les feuilles des arbres, générant un bruit semblable à celui des vagues s'écrasant continuellement sur les côtes. Une brise glissa dans sa direction, et un murmure s'engouffra dans son oreille.
« Tu oublieras peut-être beaucoup de choses, mais rappelle toi... »
Agitée, Wynblows tourna sa tête dans tous les sens, tentant de trouver la provenance de ces étranges paroles. Mais ni ses yeux ni ses oreilles, ou même son museau, ne lui indiquèrent une quelconque présence.
Frustrée, elle s'assit à nouveau, son lourd corps écrasant de petits buissons et arbustes qui ne purent que craquer et se briser en signe de protestation.
Avait-elle imaginé cela ? Ou est-ce que ces mots n'avaient jamais été prononcés à voix haute, et n'avaient été qu'un simple écho dans son esprit ?
Et qu'est-ce qu'elle devait se rappeler, au juste ?
Qu'est-ce qui était si important, que même en ayant perdu des souvenirs, ces paroles venaient de refaire surface ?
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