Le calme après la bataille de Saint-Roch était trompeur. Les plaines de Vannes, encore marquées par les horreurs de la guerre civile, portaient les cicatrices des ambitions déchaînées. La terre, noire de cendres et de sang, semblait respirer dans un silence oppressant, comme si même la nature elle-même refusait de tourner la page. Edwyn, désormais comte incontesté de Vannes, se retrouvait pris au piège de la solitude et du poids de son nouveau rôle. Les échos des combats résonnaient encore dans son esprit, mais ce n'était pas la guerre qui hantait ses pensées. Ce qui le tourmentait, ce qui le dévorait lentement de l'intérieur, c'était son frère Eudes , La douleur de la perte, un souffle glacé, l'envahissait à chaque instant de son existence.
Les ruines du passé, les corps de ceux qu'il avait aimés, et les souvenirs de la guerre qui ne s'effaçaient pas... tout cela tordait son âme. Il avait dû assumer la lourde tâche de succéder à son père , celui qui était le véritable Comte , celui dont l'ambition et le charisme faisait de Vannes un bastion invincible. Mais à présent, tout semblait n'être que poussière. Edwyn se retrouvait seul, gouvernant une terre marquée par la division et la trahison, une terre qu'il n'avait pas choisie, mais dont il portait désormais le fardeau.
C'est dans cet état d'esprit, abattu et vulnérable, qu'il se retrouva face à sa mère, Léonore. La perte de son mari Aldemar, survenue quelques semaines auparavant, avait déjà laissé un vide immense dans le cœur de la comtesse, mais perdre son second fils, celui qu'elle avait élevé dans l'espoir de voir un jour un avenir de paix, fut comme un coup d'épée en plein cœur.
Léonore, tout en ayant perdu une partie de son propre esprit dans la guerre, savait bien que ce moment était inévitable. Elle ne pouvait empêcher ses enfants de s'entre-déchirer, de s'affronter dans ce conflit fratricide. La guerre, la politique, les ambitions humaines... Tout cela était plus grand qu'elle, plus grand qu'eux.
Elle luttait contre le chagrin, cherchant à dissimuler sa douleur derrière un masque de dignité. Mais en la voyant, on ne pouvait que percevoir la fragilité de son esprit, l'ombre de la femme qu'elle avait été avant que tout ne bascule. Son regard, autrefois fier et inébranlable , étais devenu presque vide.
Edwyn la regarda, une peine silencieuse dans ses yeux. Bien qu'il comprît les raisons de la guerre, il ne pouvait se défaire de l'idée que cette tragédie avait été la résultante des actions de ses propres mains. Sa mère, malgré tout ce qu'elle avait enduré, ne lui en voulait pas. Mais la douleur de ses pertes, cette guerre sans fin entre ses fils, la dévorait.
Après plusieurs jours d'introspection, Léonore prit une décision qui allait marquer un tournant dans sa vie. La perte de son mari, puis de son fils Eudes, l'avait rendue trop vulnérable. Elle savait que les terres de Bretagne n'étaient plus un lieu pour elle. La guerre, la dévastation, la perte d'êtres chers, tout cela était devenu trop lourd à supporter.
Elle se tourna alors vers ses racines, vers l'Angleterre, la terre où elle avait grandi avant de se marier et de rejoindre la Bretagne. Ce retour à la maison maternelle était, pour elle, une manière de retrouver un semblant de paix. Peut-être, là-bas, au milieu des paysages tranquilles d'autrefois, pourrait-elle enfin guérir ses blessures invisibles. Peut-être que l'éloignement de cette terre de guerre l'aiderait à panser ses plaies et à trouver la paix intérieure qu'elle recherchait désespérément.
Léonore confia ses pensées à Edwyn, bien qu'il ne puisse pas comprendre la profondeur de sa décision. La comtesse annonça son départ, avec une sérénité apparente mais un cœur brisé. Elle allait rejoindre sa famille en Angleterre, loin des champs de bataille, loin de l'écho des armes et des hurlements. L'esprit d'un combat incessant l'avait trop éreintée, et elle souhaitait maintenant se replier dans l'ombre des montagnes anglaises, où le temps semblait s'écouler plus lentement, loin des rancœurs et des souffrances.
— Mère, dit Edwyn, sa voix remplie de douleur et d'incompréhension, vous partez... Pourquoi ?
Elle posa une main douce sur son visage, comme pour le rassurer, mais son regard trahissait la fragilité de son âme.
— Mon fils, je suis fatiguée... et je crains que ce pays, trop marqué par la guerre, ne puisse plus guérir. Peut-être qu'en Angleterre, loin de tout cela, je pourrai retrouver un peu de paix. Je suis fatiguée de voir mes enfants s'entre-déchirer. Je suis fatiguée de cette vie.
Edwyn ne trouva pas les mots pour répondre. Il savait que sa mère avait raison, mais cela lui brisait le cœur. Il la regarda s'éloigner, emportant avec elle l'une des dernières traces de douceur de sa vie. Et dans ce silence, il sentit, plus que jamais, le poids écrasant de son devoir et de ses responsabilités. La guerre, l'ambition, la politique... tout cela semblait lui échapper, comme si le destin des hommes était écrit dans les étoiles et qu'il ne pouvait rien y changer.
Dans la grande salle du château, les tensions entre les vassaux étaient palpables. Certains anciens soutiens d'Eudes s'étaient soumis après la bataille, mais leur loyauté restait douteuse. Les murmures de complots et d'insatisfactions flottaient dans l'air, un venin silencieux qui menaçait la stabilité de Vannes.
Pourtant, Edwyn, bien que brisé intérieurement, ne montrait aucune faiblesse. Ses yeux, brûlant d'une ambition implacable, fixaient l'horizon comme s'il cherchait à transcender les horreurs du passé pour se projeter vers un avenir meilleur.
Assis sur un siège simple mais imposant, il consulta son fidèle conseiller, Bastien de Saint-Cyr, qui, malgré son âge avancé, conservait une stature imposante et une sagesse précieuse.
— "Bastien, mes terres sont sécurisées, mais elles ne suffiront jamais à protéger notre peuple des menaces extérieures. Les Normands rôdent encore le long des côtes, et le roi de Bretagne, Alain II, est entouré d'ennemis. Si je veux garantir un avenir pour Vannes, je dois réunir la Bretagne sous une seule bannière."
Bastien fronça les sourcils, l'air préoccupé.
— "Seigneur, unir la Bretagne est une noble ambition, mais vous savez que cela ne se fera pas sans heurts. Les autres comtes, comme celui de Rennes ou de Cornouaille, ne céderont pas facilement leurs terres. Sans parler de la défiance de certains de vos propres vassaux depuis la guerre contre votre frère."
Ces mots ravivèrent la douleur qu'Edwyn tentait de dissimuler. Mais au lieu de céder à la tristesse, il se leva, une étincelle d'exaltation dans ses yeux.
— "Je n'ai pas survécu à cette guerre pour rester simple comte. Je ne ferai pas que protéger Vannes, Bastien. Je ferai en sorte que chaque Breton reconnaisse mon autorité. Par la guerre, si nécessaire. Mais aussi par le mariage et les alliances."
Bastien hocha lentement la tête, un sourire en coin.
— "Alors il nous faudra des alliés puissants et une épouse qui renforcera votre position. Peut-être une union politique avec une fille de la maison de Rennes ou de Cornouaille ?"
Mais Edwyn secoua la tête.
— "Non. Je me marierai par amour. J'ai suffisamment vu d'unions politiques brisées par l'ambition. Cela affaiblit les cœurs et les royaumes."
Les paroles d'Edwyn surprirent Bastien, mais elles révélaient une facette plus humaine de ce comte forgé par les batailles. Cependant, ses ambitions ne faisaient que grandir.
Dans les jours qui suivirent, Edwyn envoya des émissaires dans toutes les régions de Bretagne, cherchant à rallier des alliés à sa cause. Il mit en place des réformes dans son propre domaine, consolidant son autorité auprès des paysans et des marchands, espérant stabiliser son économie et renforcer ses armées.
Mais une lettre inattendue parvint un matin au château, portant le sceau de Rennes. Le comte de Rennes, Gérard , proposait une réunion à mi-chemin entre leurs deux terres.
— "Pensez-vous qu'il cherche une alliance, Bastien ?" demanda Edwyn, tenant la lettre dans ses mains.
Bastien haussa les épaules.
— "Gérard est rusé. Il ne propose rien sans calcul. Mais c'est peut-être une opportunité. Si vous parvenez à le rallier, Rennes pourrait devenir une porte d'entrée vers l'unification."
Edwyn hocha la tête, son regard déterminé.
— "Alors je le rencontrerai. Mais je veux être préparé à toute éventualité."
Pendant ce temps, à Rennes, le comte Gérard réunissait son conseil.
— "Edwyn est ambitieux," déclara-t-il . "Mais il est aussi jeune et inexpérimenté. Si nous jouons bien nos cartes, nous pourrions le pousser à agir dans notre intérêt. Ou, si nécessaire, nous pourrions le neutraliser avant qu'il ne devienne une menace."
Un murmure d'approbation parcourut la salle.
Quelques semaines plus tard, alors qu'Edwyn supervisait la reconstruction d'un village près de Saint-Roch, une rencontre fortuite bouleversa ses plans. Une très jeune femme noble, accompagnée d'une petite escorte, arriva à cheval, réclamant audience avec le comte.
— "Je suis Hélène de Cornouaille," déclara-t-elle avec assurance. "Mon père souhaite discuter de la paix avec vous, mais il m'a envoyée pour évaluer votre... caractère."
Edwyn, intrigué par sa franchise, accepta de lui accorder du temps.
— "Hélène, si votre père souhaite véritablement la paix, je suis prêt à écouter," déclara Edwyn. "Mais sachez que je ne tolérerai aucune manipulation. La Bretagne doit être unie, et je n'hésiterai pas à agir pour protéger mon peuple."
Un sourire énigmatique apparut sur les lèvres d'Hélène.
— "Alors peut-être avons-nous plus en commun que vous ne le pensez, mon seigneur."