Lars avançait, l'air de plus en plus lourd autour de lui, son masque d'ébène figé sur son visage comme une seconde peau. Chaque pas l'enfonçait un peu plus dans cette forêt impénétrable, un lieu où la réalité semblait se déformer. La lumière du jour n'était plus qu'un souvenir lointain, absorbée par une brume épaisse qui s'élevait des racines des arbres. Il n'y avait plus de différence entre le jour et la nuit, seulement une obscurité continue, aussi dense et inéluctable qu'un piège qu'on se tend à soi-même.
Les arbres se resserraient autour de lui, leurs troncs massifs et tordus formant une prison naturelle. Les racines, entrelacées, s'enfonçaient profondément dans la terre, comme si elles cherchaient à atteindre quelque chose d'insondable, un secret caché que même la forêt semblait redouter. L'air était lourd de mystères, saturé d'une tension palpable. Des voix murmuraient dans l'obscurité. Ce n'étaient pas des bruits de la nature, mais des échos, des soupirs invisibles, un chœur de présences oubliées qui s'entremêlaient dans son esprit.
Il s'arrêta net, les sens en alerte. Il n'y avait aucun bruit physique, mais quelque chose le suivait. Une pression sur son dos, une lourdeur dans l'air, une ombre mouvante dans sa vision périphérique. Mais ce n'étaient pas des créatures ordinaires. Ces présences-là n'étaient ni humaines, ni mortes. Elles appartenaient au Nyama, ce monde parallèle où les âmes se mêlent à l'esprit, un royaume caché derrière le voile de la réalité.
Lars leva les yeux. Une silhouette s'étendait sur le tronc d'un arbre gigantesque, flottant entre l'invisible et le tangible. Elle était floue, distordue, une forme que l'œil ne pouvait saisir entièrement. C'était un Iyeh, un esprit des ombres. Il connaissait leur nature, ces êtres anciens et insidieux, nés des interstices de l'univers. Ils n'étaient ni bons ni mauvais, simplement des gardiens des secrets, des manipulateurs du destin. Ils tordaient les vies humaines, semaient le chaos et l'incertitude, offrant des promesses de pouvoir et de connaissance à ceux qui osaient les écouter, mais toujours au prix de quelque chose de précieux.
Lars n'eut pas peur. Il avait appris à vivre avec l'ombre, à se mouvoir dans ses ténèbres comme dans un second manteau. Il n'était pas un héros, ni un monstre. Il n'était qu'un homme, une créature du chaos qui se nourrissait de la souffrance et de l'abandon. Le masque sur son visage n'était pas un symbole de sa force, mais de sa fuite. Il n'avait jamais cherché la lumière, et pourtant, la forêt semblait prête à le consumer tout entier.
La silhouette de l'Iyeh se mouva, se diluant dans l'air comme une brume, mais ses yeux noirs, deux abysses d'encre, restaient fixes sur lui, perçant l'obscurité de leur regard glacé.
"Tu vois ce que tu es devenu…" La voix s'éteignit dans sa tête, un murmure aussi ancien que le monde. C'était une voix de douleur et de vide, une voix qui résonnait dans les recoins les plus sombres de son âme. Un appel, un avertissement… ou peut-être une invitation à plonger plus profondément dans ce qui était déjà en lui.
Lars soutint le regard. Il n'avait rien à fuir, rien à prouver. Il n'était pas le héros des contes, celui qui sauverait le monde ou détruirait les ténèbres. Non. Il était un antihéros, une âme perdue qui n'attendait plus rien. La douleur, la trahison, les sacrifices, tout cela l'avait forgé dans une acceptation glacée. Il n'était qu'un morceau de ce monde brisé, une ombre parmi tant d'autres.
"Tu ne peux pas t'échapper, jeune homme." La voix se fit plus rauque, plus intime. "Les ombres te réclament. Elles attendent ton sacrifice."
Lars leva une main, presque sans y penser. Ses doigts tremblaient légèrement, non de peur, mais de colère. Une rage froide brûlait sous sa peau. Il n'avait jamais été ce qu'on attendait de lui, et ce n'était pas aujourd'hui que cela changerait. Il ne se soumettrait pas. Pas maintenant. Pas jamais.
À ce moment-là, une autre silhouette émergea des ténèbres, une forme plus imposante, plus solide. Un Jengu. Pas un esprit spectral comme l'Iyeh, mais une créature liée à la terre, à l'eau, aux forêts. Il était d'une autre nature, plus ancienne, plus complexe. Son corps humanoïde était brillant comme une surface d'eau tranquille, ses yeux d'un bleu éclatant fixés sur Lars avec une intensité implacable. Le Jengu, comme l'Iyeh, n'était pas là pour l'enseigner, mais pour l'éprouver, pour mesurer sa volonté, ses choix, et ses faiblesses.
"Tu es un pont entre deux mondes, Lars," dit-il d'une voix grave, chargée de puissance et de sagesse. "Tu as choisi de vivre dans l'ombre, mais tu n'as pas encore compris le prix à payer. Les ombres que tu portes sont plus anciennes que le temps. Et toi, tu n'es qu'un enfant qui joue à manipuler des forces qu'il ne comprend pas."
Lars se sentit vaciller, non pas par peur, mais par l'écho de ces paroles qui frappaient trop juste. Mais il ne baissa pas les yeux. Il savait que ces créatures ne faisaient pas que l'observer. Elles testaient sa résistance. Elles voulaient savoir s'il succomberait à la peur, à la douleur, ou s'il se relèverait, encore plus fort, dans la noirceur.
"Tu n'es pas prêt. Mais tu devras l'être, bientôt." Le Jengu s'effaça dans la brume avec une vitesse surnaturelle, comme une ombre qui se dissout dans la nuit.
L'Iyeh disparut aussi, emporté par le vent, laissant derrière lui un silence lourd, presque palpable. Mais Lars savait que ce silence n'était pas la fin. Les ombres n'étaient plus ses ennemies. Elles étaient devenues une partie de lui, un pouvoir qu'il ne pourrait plus ignorer. La forêt, les esprits, les créatures – tout cela faisait maintenant partie de son existence. Et dans les ténèbres qui l'entouraient, il sentait une force nouvelle grandir en lui. Les ombres étaient toujours là. Mais maintenant, elles obéissaient à sa volonté.
À suivre...