Il avait dû s'écouler deux jours depuis leur départ de la cité blindée d'Ylesse, à emprunter les grandes routes et à traverser plusieurs villages et zones forestières, avant qu'Ewan et Pavas n'atteignent enfin les flancs du Mont Larshen.
Cependant, ils étaient encore loin d'avoir atteint leur destination : si Wynblow avait eu un peu de cervelle, elle s'était sûrement abritée dans les hauteurs ; et Fusain était bien trop fatigué pour porter encore pendant plusieurs heures ses deux passagers et leurs affaires. Ewan avait donc décidé de faire halte pendant plusieurs heures dans le village de Barbados, connu pour son vin rouge de grande qualité qui pouvait se retrouvait sur toutes les tables de l'empire.
Les rues entièrement pavées de dalles sombres et claires formant un motif d'échiquier géant au sol auraient pu convaincre n'importe qui que le lieu n'était pas un simple village de campagne, mais bien un des principaux comptoirs de production d'alcool et de commerce de celui-ci. Nul besoin de détailler les toitures d'ardoise noire et lisses, ou les façades de grandes demeures centrées de colonnes et d'éléments de décor sculptés dans de la pierre blanche comme la neige. Le premier pied posé sur les immenses mosaïques vous faisait déjà vous sentir insignifiant et pas à votre place, sans même que qui que ce soit ne vous l'ait dit de vive voix.
Toutefois, même si les bottes de voyageurs et les sabots de chevaux pleins de boue laissaient des traînées disgracieuses derrières eux, ce n'était jamais pour bien longtemps, au vu des chariots de nettoyage qui passaient régulièrement dans les rues en traînant d'épaisses franges de tissu et de cuir au sol pour y effacer toute souillure.
Au loin, vers le centre du lieu qui s'était transformé malgré lui en ville importante, Ewan aperçut un immense bâtiment, aussi grand que certains immeubles d'Ylesse, et d'autant plus impressionnant au milieu d'habitations et de commerces ne faisant pas plus de un à deux étages de haut. Il devait certainement s'agir de la mairie, à en juger par les drapeaux de l'empire qui pendaient sur le toit hérissé de mâts et de pierres de mana parafoudre. Ces dernières, surélevées sur des piquets de métal, étaient tout particulièrement chères, mais d'autant plus efficaces pour détourner les orages et leurs ravages.
En avançant dans les rues, le jeune chasseur et la petite fille se mirent à observer les environs : des camélias aux teintes rouges et roses aussi grands que des arbres paraient les bâtiments et les rues avec toute l'élégance que les jardiniers leur avaient laissé communiquer malgré une taille drastique ne permettant aucune extravagance. Pas une herbe ne poussait entre les dalles recouvrant le sol, preuve de l'acharnement de la ville à tout contrôler pour apparaître parfaite, et même les murs refusaient leur surface aux lierres et autres plantes grimpantes.
À chaque intersection, un petit mât orné de plusieurs panneaux en zinc réfléchissaient la lumière du soleil et indiquaient la direction des quartiers, boutiques, et bâtiments administratifs d'importance. Ewan fit pivoter Fusain sur la droite, et le cheval se dirigea alors vers ce qui devait être le quartier des hôtels et auberges, à en juger par les affiches et les plaques nominatives des bâtiments se targuant d'être la meilleure destination qui soit pour une nuit de repos ou un week-end romantique. Le jeune homme ne manqua pas de grimacer à ce dernier détail. Les gens issus de familles aisées étaient bien du genre à aller passer quelques jours dans une ville à l'autre bout du continent, juste parce qu'ils pouvaient se le permettre. Mais faites surgir un monstre ou des bandits, et plus personne en vue. Ewan se demanda s'il n'était pas possible de mesurer le degré de froussardise d'une personne en fonction de sa richesse, car plus une personne possédait de biens, et plus elle semblait s'y accrocher désespérément en prenant la fuite la première. Peut-être qu'avoir de l'argent faisait pousser des ailes ?
S'arrêtant enfin en face d'un établissement qu'il savait dans ses moyens, Ewan aida Pavas à descendre du cheval, et après avoir réservé auprès du patron une chambre, termina de délester Fusain des divers paquetages que le grand et robuste cheval avait dû supporter tout ce temps.
Ayant enlevé la selle du dos de l'animal, le jeune chasseur le caressa un peu, tandis que Pavas tendait à l'animal une poignée de fourrage.
Sa monture enfin confortablement installée, Ewan partit suivi de la petite fille en direction du hall d'Association de la ville, afin de régler les quelques détails administratifs qu'il n'avait pas eu le temps d'aborder dans son départ précipité d'Ylesse.
L'Association était une organisation présente partout dans l'empire humain, et qui, grâce à son réseau, permettait un échange continu d'informations entre les différentes villes et villages. Vous pouviez y trouver les offres d'emploi de tout le continent, mais aussi les têtes de criminels mises à prix, ainsi que les requêtes d'extermination de monstres.
Les divers guichets présents dans les locaux de chaque antenne de l'Association permettaient aussi de faire des demandes de création ou de copie de documents officiels, mais aussi d'envoyer du courrier, ou encore de prendre des renseignements sur la ville de rattachement. C'était donc l'endroit essentiel pour y baser ses opérations, quand les casernes militaires restaient fermées au public.
'Ou que vous ne connaissiez pas un type blond insupportable pouvant vous loger gratuitement, quand il n'essayait pas de se servir de vous,' pensa Ewan.
Cependant, lorsqu'il s'agissait de documents administratifs, il était nettement préférable de s'adresser à l'Association, plutôt qu'aux militaires. Les employés des guichets avaient toujours réponse à tout, ce qui n'était pas garanti avec des soldats entraînés pour se battre, et non pour remplir des formulaires.
Patiemment, Ewan et Pavas attendirent leur tour dans la grande salle d'attente du hall de l'Association ; assis sur un grand banc en pierre recouvert d'un fin coussin rouge foncé.
Cela faisait un moment que le jeune homme vadrouillait dans les campagnes et les zones montagneuses pour ses boulots, et les bâtisses entièrement en bois lui manquèrent soudainement, au vu de l'inconfortable assise qui lui faisait mal aux fesses. Même Pavas gigotait dans tous les sens à côté de lui, changeant de position et balançant régulièrement ses jambes pour mieux faire circuler le sang dans son corps.
« Tout va bien, Pavas ? » demanda-t-il à la petite fille.
« C'est pas confortable, » répondit-elle d'une petite voix en grimaçant.
Ewan eut un sourire gêné. Il ne pouvait pas vraiment répondre quoi que ce soit face à ce qui était la pure vérité.
Il n'avait jamais mis les pieds dans Barbados, mais une chose était sûre : à l'image de ce banc où vous espériez ne pas être assis trop longtemps, la ville était aussi belle qu'elle devait être inadaptée aux besoins humains.
« On en a pas pour longtemps, » tenta-t-il de la rassurer. « Mais si tu veux rester avec moi, on doit te faire une plaque d'identification. »
« Une plaque ? » Répéta-t-elle.
Il hocha de la tête, en faisant un léger sourire.
« Je dois m'inscrire comme étant responsable de toi, » expliqua-t-il. « une fois que tu auras une plaque, les choses comme ce qu'il s'est passé plus tôt n'arriveront plus. »
Même si la petite fille n'en avait pas parlé, elle devait être encore choquée par son enlèvement et sa séquestration par la salle d'enchères. Elle n'avait rien dit à ce sujet, et Ewan n'avait rien demandé, trop conscient qu'elle venait à peine de s'ouvrir à lui en décidant de lui parler, et que la moindre question indiscrète pouvait la faire se renfermer sur elle-même.
« Même sans plaque, j'ai pas peur, » dit-elle en fouillant dans une de ses poches de pantalon.
Elle en sortit le coquillage en spirale, qu'Ewan reconnut comme étant celui qu'il lui avait offert, et lui montra en tendant sa main vers lui.
« Si des gens essaient de me faire du mal, j'ai qu'à crier, et tu viendras, pas vrai ? » Demanda-t-elle, les yeux rivés sur lui.
Ewan eut un sourire en coin, et plaça alors sa main entourée de bandages sur celle de Pavas, enfermant le coquillage entre leurs deux paumes de mains.
« Bien entendu, » répondit-il en lui retournant son regard.
Rassurée par cette affirmation franche, la petite fille rangea le coquillage, et peu de temps après, une hôtesse d'accueil vint les appeler pour les diriger vers un des guichets à présent libres.
Prenant place devant une femme d'âge moyen, Ewan les présenta, Pavas et lui, et fit sa requête.
« Hum, donc vous souhaitez vous inscrire en tant que représentant parental pour cette jeune fille, mais vous n'avez aucun document de délégation de la part de ses parents, car ils sont décédés, c'est bien cela ? » résuma l'employée de l'Association.
« Leur décès est trop récent pour qu'il y ait eu le moindre document, et au vu de la situation, je ne suis pas sûre d'avoir un quelconque document avant un bon moment, » s'excusa Ewan en hocha de la tête.
« Je vois… Je peux éventuellement vous inscrire comme tuteur, et après une période de un mois, s'il n'y a toujours pas de document, nous pourront vous inscrire comme parents, » expliqua-t-elle. « Puis-je voir votre plaque ? »
Ouvrant le col de sa veste pour découvrir son cou, Ewan fouilla dans le reverse de sa tunique, et après quelques secondes, brandit la plaque argentée qu'il portait comme un collier.
« Ewan Jesabell. Occupation : chasseur de monstres ? » Lit-elle à voix haute, interloquée.
« Quoi ? Mon métier va poser problème ? » Demanda-t-il, anxieux.
« Non, pas vraiment… Juste, je me demandais si vous étiez venus ici à cause du Béhémoth qui sévit dans les parages... » Déclara-t-elle, intriguée.
« Un Béhémoth ? » Répéta Ewan, soucieux.
Il n'aimait pas ces sales bêtes qui étaient non seulement imposantes mais aussi violentes, et qui nécessitaient généralement une opération alliant plusieurs chasseurs pour pouvoir les terrasser. Se mêler aux autres chasseurs n'était pas ce que le jeune homme préférait, car à moins d'avoir déjà croisé ses coéquipiers par le passé, il était difficile de se faire un avis des compétences de chacun. Il évitait donc avec soin les requêtes en commun, préférant celles qu'il pouvait mener seul, sans avoir à surveiller ses arrières ou ceux d'autres personnes.
L'employée montra alors l'immense tableau d'affichage suspendu à un des murs du hall, sur lequel étaient attachées une multitude d'affiches, séparées en plusieurs catégories selon leur difficulté et leur type. Un Béhémoth devait représenter un rang 10 à 20 en moyenne, et Ewan repéra immédiatement l'affiche ornée d'un gros sceau en cire rouge en bas de page ; signe qu'il s'agissait d'une requête endossée par la ville elle-même.
« Je vais emporter le formulaire de création de plaque à notre alchimiste, et je reviens, » s'excusa l'employée en se levant ; laissant Ewan et Pavas seuls au guichet.
Observant le reste du hall, le jeune homme vit qu'un petit groupe armé discutait autour d'une des tables disponibles, et se demanda s'ils ne faisaient pas partie de la force de frappe convoquée par la ville. Il pouvait voir un chasseur maniant la lance, et un autre portant autour du cou plusieurs pendentifs de forme diverse.
Un lancier et un dresseur, hein ?
Plutôt bien pensé, pour une créature que la magie affectait peu, et que seule la force brute pouvait subjuguer. En ce sens, les Béhémoths étaient presque similaires aux Salamanders, et Ewan ne put s'empêcher de penser à Wynblow, et à comment il pourrait lui faire traverser les terres plus au nord sans se faire repérer. Allaient-ils encore devoir voyager de nuit, et utiliser des chemins détournés ? S'ils continuaient comme ça, Ewan risquait rapidement d'être à court d'argent, sans travail à faire. Fallait-il qu'il fasse un maximum de requêtes ici pour mettre un peu de côté ? Il n'était plus seul, après tout…
Son regard se porta alors sur Pavas, qui observait avec curiosité le grand hall du bâtiment, et c'est à ce moment que l'employée revint, une liasse de papiers à la main.
« J'ai demandé à consulter les listes de recensement, et je crois que j'ai trouvé, » dit-elle en tendant une fiche d'identité au jeune homme.
Il se saisit du document et le consulta, détaillant les informations personnelles de la personne en question. Le prénom était le même, et même si lui comme Pavas ne connaissaient pas son nom de famille, la description physique de la petite fille semblait correspondre. Seul un détail chiffonnait le jeune homme.
« Née en l'an 388 ? » Lit-il à haute voix en haussant un sourcil.
Il se tourna alors vers Pavas, et en fronçant les sourcils, lui demanda :
« Pavas, tu as quel âge ? »
« 14 ans, pourquoi ? » Répondit-elle innocemment.
Ewan écarquilla les yeux, surpris.
« T'es tellement petite que je pensais que t'avais 7 ou 8 ans, tout au plus ! » S'étonna-t-il à voix haute.
La jeune fille remua nerveusement sur son siège, et l'employée ne put s'empêcher d'esquisser un sourire.
« En tout cas, son âge semble correspondre, » observa-t-elle avec un air ravi en regroupant les documents qu'elle avait posés sur son bureau. « Je vais immédiatement transmettre cette information au service d'enchantement, pour qu'ils l'ajoutent à sa plaque. »
Elle s'excusa à nouveau, et Ewan ne put s'empêcher de continuer à fixer du regard Pavas. Jusqu'à présent, la jeune fille n'avait pas été très bavarde, et même quand elle avait enfin décidé de parler, il n'avait pas pensé une seule seconde à lui poser cette question ; persuadé qu'elle était bien plus jeune qu'elle ne l'était.
'Elle est si petite...' Pensa-t-il avec une pointe de regret.
Elle était bien plus petite que d'autres enfants de son âge, et il espérait qu'elle grandirait un peu plus et abandonnerait cette apparence chétive qui n'était pas en accord avec son âge réel. Cependant, cela le rassura un peu. Il se sentait déjà plus à l'aise de prendre soin d'une enfant plus âgée que ce qu'il pensait ; et avec un peu de chance, la jeune fille n'aurait pas besoin de rester trop longtemps en sa compagnie.
Il espérait aussi que l'employée de l'Association n'allait pas lui facturer une pénalité, étant donné que les plaques étaient obligatoires passé 12 ans, et que Pavas en avait en réalité 14. Rien qu'à cette idée, il frissonna. L'administration pouvait vraiment vous dépouiller…
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