« Il est possible de vivre sans se souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l'animal, mais il est impossible de vivre sans oublier. »
Friedrich Nietzsche
Lorsque j'arrive à la bibliothèque, je trouve madame Blondeaux en train de lire un livre, installée, comme à son habitude, derrière le comptoir.
- Bonjour, madame Blondeaux, vous allez bien ?
La vieille dame relève sa tête et me répond avec un sourire :
- Bonjour, ma petite Ana, combien de fois vais-je devoir te demander de m'appeler Théa ? Il faut aussi que tu arrêtes de me vouvoyer…
- J'y travaille, ma… Théa
- « Tu n'y mets pas assez du tien alors » me répond-elle avec un sourire taquin.
- C'est toujours un peu difficile pour moi de parler informellement aux personnes…
Madame Blondeaux me coupe avant que je ne prononce ma phrase :
- « Rassure-moi, tu n'allais pas dire « personnes âgées », n'est-ce pas ? Parce que nous savons toutes les deux très bien que cette description ne me convient pas. » dit-elle avec un air faussement suspicieux.
- Bien sur que non, ma… Théa, je voulais dire que j'ai du mal à parler familièrement avec des personnes aussi ravissantes que toi !
Nous éclatons toutes les deux de rire ; madame Blondeaux, enfin Théa déteste être qualifiée de personne âgée : elle trouve cette expression « dénuée de sens », « nous avons tous un âge, ne sommes-nous pas tous des personnes âgées ? Parfois, je ne comprends vraiment pas le français… » M'avait-t-elle dit un jour. De plus, elle déteste la connotation négative qu'a cette expression, comme si toutes les personnes ayant dépassé la cinquantaine devenaient des personnes dépendantes et inutiles, madame Blondeaux, du haut de ses soixante-trois ans, tenait à rester dynamique et indépendante.
- Bien rattrapé, ma petite. Allez, viens t'installer à côté de moi et raconte-moi ce que tu as fait de beau pendant les fêtes.
Je lui fais un grand sourire et m'installe à côté d'elle derrière le comptoir. Les lundis sont des jours peu animés à la bibliothèque, alors, nous en profitons souvent pour discuter. Madame Blon- enfin Théa sait tout ce qu'il y a à savoir sur moi, lorsque je suis arrivée à Paris, je passais beaucoup de temps à la bibliothèque ; en fait, j'y passais toutes mes journées. J'adore lire, j'ai toujours adoré ça, mais depuis ce qui s'est passé à Toulouse, les livres sont devenus mon refuge ; un endroit où je peux arrêter de penser, vivre la vie d'un personnage ou encore me laisser porter par les paroles du narrateur. Un jour, pendant ma visite quotidienne, Théa s'est installée à côté de moi et avec le sourire bienveillant qui ne la quitte jamais, m'a demandé : « Et si tu me racontais ce qui te rends aussi triste ? ». J'ai relevé ma tête et est observé la vieille dame (elle me tuerait si elle savait que je la qualifiais de vieille, même si c'est juste dans ma tête…) avant de lui demander :
- Qu'est-ce qui vous fais croire que je suis triste ?
- Je le sens dans mon cœur. Il faut que tu te libère mon petit, sinon toute la souffrance que tu gardes en toi finira par te détruire.
Je ne sais pas pourquoi, peut-être est-ce parce que je n'avais parlé à personne depuis que j'avais quitté Toulouse, mais son inquiétude pour moi m'émut et je lui racontai toute mon histoire. Ce jour-là, un lien s'est formé entre nous, Théa est la seule personne qui sait, la seule qui sait vraiment tout...
- Alors, ces fêtes ?
- Alors, pour Noël, nous étions chez Tamara et c'était génial même si c'était très différent des Noëls que je passais avec ma famille. Pour Noël, nous préparions toujours un grand repas que nous distribuions aux personnes dans le besoin puis nous assistions à la messe de minuit. Je t'avoue que j'ai un peu arrêté de croire à Dieu en grandissant, mais la messe de Noël reste une tradition à laquelle j'aimais participer avec ma famille. Il y avait quelque chose de magique dans le fait de célébrer cette fête avec des centaines de personnes, tu vois ? Avec Tamara et les garçons, c'était différent, mais ça m'a fait du bien parce que je me suis rappelée que j'ai la vie devant moi ; j'ai vingt ans, je ne dois pas rester chez moi à attendre le moment où je rejoindrai ma famille…
- Je suis contente que tu t'en sois enfin rendue compte, ma petite Ana, tu mérites de vivre une vie pleine de joie. C'est quasiment impossible d'oublier ce qui t'est arrivé, mais c'est important que tu apprennes à vivre malgré ça : tu ne dois surtout pas laisser ton passé te voler ton présent, d'accord ?
- « Oui, grand sage » Je lui réponds avec un sourire taquin.
- Arrête de te moquer et raconte-moi la suite, petit chenapan.
Nous rigolons toutes les deux avant que je ne poursuive :
- Pour le 31, Éric avait réservé dans restaurant sur les champs Elysées, c'était très bon même si j'avoue que j'ai eu un peu de mal à taper le code de ma carte bancaire quand j'ai vu la facture. Mais bon, c'était le changement d'année, il fallait le fêter ! Après, Tamara a dû partir parce que Léa était trop fatiguée, mais les garçons et moi sommes restés pour regarder les feux d'artifice, c'était magnifique, tu les as déjà vu ?
- Non, je n'y suis pas allée ces dernières années. La dernière fois que j'ai assisté à la célébration de la nouvelle année, elle se déroulait encore au pieds de la tour Eiffel.
- « Ah oui, j'oubliais que tu n'es plus toute jeune… » Lui répondis-je moqueuse.
Théa me pince gentiment le nez avant de me répondre :
- Tu es de bonne humeur aujourd'hui hein !
Je rigole avant de lui demander :
- Et toi alors, comment se sont passées tes fêtes ?
- Les miennes ne se sont malheureusement pas aussi bien passées que les tiennes : elles ont été ponctuées de disputes, ça ressemblait plus à un conseil de famille qui tourne mal qu'à des célébrations de fin d'année…
- Oh non… Que s'est-il passé ?
- En fait, ça se passe comme cela depuis quelques années déjà : l'absence de mon petit-fils s'est fait sentir. Tu sais, je n'ai qu'un seul petit enfant, mais depuis quelques années, il ne s'entend plus avec ses parents. Je dois admettre que sa mère, ma fille, est beaucoup trop stricte avec lui. Pour son mari et elle, la seule voie pour réussir dans la vie est l'école d'Ingénieur. Au début, mon petit Titi se conformait à tous les choix de ses parents, mais en grandissant, il s'est rendu compte que cette voie n'était pas la sienne. Lorsqu'il a pris la décision de quitter l'école d'ingénieur, ses parents l'ont mis à la porte espérant surement qu'il change d'avis, mais c'était sous-estimer la persévérance de leur fils. Depuis qu'il a quitté la maison de ses parents, il n'y a plus remis les pieds, et ne se présente plus aux événements familiaux…
- Oh… c'est trop triste. Il a aussi coupé contact avec toi ?
- Non, non, il m'appelle tous les dimanches pour prendre de mes nouvelles et lorsqu'il a le temps, il passe me voir ici. Mais, il le fait rarement parce qu'il est très occupé : il doit jongler entre ses cours et son travail. Je suis fière de lui parce qu'il a su dire « stop » à ses parents quand ils sont allés trop loin, mais, il me manque beaucoup et cette situation aussi. Tu sais, j'ai déjà perdu mon mari, je n'aimerais pas perdre le reste de famille que j'ai.
Théa me fait un petit sourire qui contredit totalement la tristesse que je décèle au fond de ses yeux couleur miel. Je prends mon amie dans mes bras pour la réconforter. Le manque est un sentiment que je connais très bien, alors je comprends tout à fait ses peurs. J'espère qu'elle pourra recoller les morceaux qui composent sa famille.
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