Pendant des jours, des semaines et des mois, Asgorath voyagea à travers le pays des hommes, se cachant d'eux et vivant dans les forêts et les montagnes. Il agissait par instinct avant tout. Il vivait sans le vouloir, véritable zombie vivant. Pour se nourrir, il chassait des animaux, d'abord avec les armes qu'il avait récupérées dans le camp. Au bout d'un moment les flèches et l'arc cassèrent tandis que les dagues rouillèrent et perdirent leurs tranchants à cause du sang. Il utilisa ses mains et sa magie.
Il y avait de nombreuses bêtes dangereuses pour un humain. Certaines étaient mêmes plus dangereuses qu'une meute de loups, des tigres ou des lions. Mais c'était seulement pour des humains normaux. Asgorath était un Kzhan'La. Son corps valait bien des armes et des armures à lui seul. Une fois ses capacités magiques rajoutées, il n'y avait pas beaucoup de danger pour lui.
De temps en temps, lorsqu'il ne trouvait rien à manger, il se rabattait sur le vol afin de se nourrir. S'il était chanceux, il tombait sur un groupe de bandits qu'il tuait et volait sans une once de regret. Il vivait sa vie au jour le jour, sans se soucier du futur. Il en était d'ailleurs incapable. Son cerveau et son esprit étaient comme bloqués, ne laissant fonctionner que les systèmes principaux, les systèmes nécessaires à la survie, en activité. Respirer. Boire. Manger. Marcher. Chercher de la nourriture et de l'eau.
L'unique et minuscule part de réflexion restante ne concernait que la fuite des villages et autres territoires où des humains vivaient. Il errait dans les territoires sauvages, l'esprit embrumé comme s'il avait pris un puissant cocktail de drogues ou d'anesthésiants, l'effet débilitant en moins. Il semblait avoir perdu toute raison de vivre. La mort de Grevya Strÿnkar lui avait porté un énorme coup psychologique.
Il aurait pu s'en sortir après quelques temps, mais juste après, il avait été enfermé et torturé des jours durant. Son corps avait été brisé. Il était même mort durant plusieurs minutes. Puis était revenu à la vie, bien que le démon ait perdu le contrôle de son corps un moment. Tout le camp avait été tué et dévoré par le miasme s'échappant de son corps. Et il y avait eu l'amnésie, suivie du retour de la partie la plus terrible de ses deux existences. Cela avait eu un effet effroyable sur le réincarné.
Outre les blessures physiques et la souffrance, l'esprit du Kzhan'La avait vécu par deux fois la mort de sa mère et la sienne. Ces épreuves avaient fissuré l'esprit du réincarné. Sa santé mentale avait été durement frappée et des séquelles étaient certaines. Un peu en dernier espoir, dans un geste de protection psychique, l'esprit et le cerveau s'étaient scellés, faisant de l'état d'Asgorath ce qu'il était à l'instant. Bien que les problèmes ne s'intensifiaient pas grâce à cela, ils ne guérissaient pas non plus. Cette solution garantissait simplement le statu quo.
Au cours de son errance, il découvrit un groupe de bandits de plusieurs dizaines d'individus, attaquer un petit village durant la nuit. Ils tuèrent hommes et enfants, ne laissant vivre que les femmes pour s'amuser. Asgorath ne put, en découvrant les flammes embrasées les maisons et s'élevées haut vers le ciel, détourner le regard.
Malgré son état, la scène réveilla des émotions profondément enfouies en lui, et très puissants. Simultanément, une aversion accompagnée d'une rage sanguinaire se déversèrent en lui, parcourant son corps. Elles firent bouillir son sang et accélérèrent son débit. Ces sentiments submergèrent le jeune démon en une fraction de seconde et des impulsions meurtrières battirent en rythme avec le cœur.
Il entra dans une frénésie effrayante, massacrant tous les bandits qui avaient attaqués, les massacrant à mains nues ou avec sa magie. Ceux-ci surent immédiatement que c'était un démon, sans pour autant reconnaitre sa race. La folie qui prenait le monstre devant leurs yeux, ainsi que sa manière de combattre, faisait d'Asgorath l'incarnation vivante de toutes les discussions et légendes au sujet des démons qui parcouraient les terres des Hommes.
Couvert de sang, riant et un grand sourire haineux et heureux sur le visage, la simple vue d'Asgorath Strÿnkar aurait horrifié presque n'importe qui. Il ne fallut pas longtemps au parangon de violence pour massacrer chacun des bandits. Les femmes que les bandits souhaitaient utiliser, ainsi que quelques autres villageois, principalement des enfants qui s'étaient cachés, étaient toujours en vie lorsque le Kzhan'La finit de nettoyer le village. Ils craignaient plus encore pour leurs vies qu'avec les bandits.
Après tout, qui ne savait pas que les démons aimaient tuer et qu'ils étaient les ennemis mortels et éternels de l'humanité ? Mais, à leur immense étonnement, ce démon qui s'était délecté dans la destruction des bandits parti peu de temps après, les laissant vivre sans rien leur faire. Aucun ne comprit ce qui s'était passé au départ mais, lorsque les villageois en discutèrent quelques jours plus tard, l'un d'eux demanda s'il n'était pas possible que le démon ait voulu les sauver. L'hypothèse fut rapidement abandonnée et le tragique événement devint un simple rapport sur la pile du gouverneur de la région.
Ainsi Asgorath passa-t-il quelques mois. Sa vie dans la nature réveilla ses instincts animaux et améliora ses capacités physiques. La plus grosse différence physique venait de son apparence. Autrefois famélique, elle avait grandement changé avec l'apparition de chair et de réserve de nourriture, sans compter ses muscles qui grossirent un peu. Vivre à l'état sauvage lui permettait de se nourrir plus souvent et en plus grande quantité que dans le camp de concentration. Ses capacités magiques s'étaient aussi développées. Sa proximité avec la nature améliorait sa relation avec la foudre, augmentant sa magie.
La rencontre avec les bandits fut très utile pour le réincarné. Les sentiments qui l'avaient submergé et la mort des criminels servirent à soigner un peu ses blessures mentales. Il n'était pas entièrement guéri, mais juste ce qu'il fallait pour lui permettre de retrouver la raison. Cela prit un long moment mais, finalement, au bout de quelques mois, les sceaux qui laissaient Asgorath vivre purement par instinct se brisèrent et il put recommencer à redevenir lui-même.
Il commença à s'entrainer dès qu'il reprit le contrôle, essayant de parfaire son affinité avec la foudre et son contrôle mentale. A cette fin, il réalisa de nombreux exercices, l'un d'eux étant de se faire frapper par la foudre les jours d'orage. Cet exercice était extrêmement risqué mais les bénéfices étaient tout aussi grands. Son affinité avec la foudre grandit énormément grâce à lui. Il continuait toutefois à errer et, si penser et réfléchir lui étaient à nouveau possible, il restait stupéfier et confus. Il n'utilisait ses capacités retrouvées que lorsqu'il méditait.
Le réincarné s'en voulait énormément. Dans sa tête, Grevya Strÿnkar n'avait jamais été sa mère. Il avait déjà vécu une vie et c'était la mère cette vie-là qui comptait. Il lui était reconnaissant et l'appréciait grandement, mais il n'avait jamais réussi à considérer Grevya comme sa mère, bien qu'il joua plutôt bien ce rôle. Mais à sa mort, Asgorath comprit qu'il se voilait la face. Grevya Strÿnkar était sa mère, et il la considérait comme telle.
La mort d'un parent faisait toujours souffrir. Il le savait de par son ancienne vie. Les circonstances de la mort de la mère du démon rendaient simplement celle-ci plus inacceptable et outrageante, sans oublier horrible. Et à cause de la façon dont il la voyait à l'origine, le réincarné se sentait coupable de ne pas l'avoir considérée comme sa mère. La perte de Grevya devenait dès lors bien plus douloureuse et difficile.
Pour cette raison, et d'autres moins importantes, Asgorath vécu longtemps comme un zombie, d'abord, puis comme une bête sauvage. Il rumina durant des mois les événements qui avaient chamboulés sa vie et sa colère et sa rage envers Marc Aryl, son père et les Brigades d'Extermination. Plus il ruminait, plus sa colère gonflait et plus son désir de vengeance s'affermissait dans son cœur.
C'était la seule chose qui lui donnait envie de vivre pour le moment.
Presque une année entière s'écoula avant qu'Asgorath retrouve un contrôle total de son corps, et que son esprit soit suffisamment soigné de ses souffrances. Bien qu'il veuille toujours se venger, il ne se morfondait plus et avait rationalisé sa culpabilité avant de la faire disparaître. Sa tristesse et sa rage ne disparaîtraient jamais, mais ces sentiments ne le consumaient plus. Il les maitrisait et les avait enfoui au plus profond de son cœur, les utilisant pour avancer et se donner un objectif, mais il ne les laisserait jamais plus le submerger et le rendre incapable de vivre comme il l'entendait.
Perché au sommet d'un grand frêne, Asgorath observait la forêt. Un son attira son attention. Regardant dans sa direction, il repéra au loin un carrosse. Ce dernier était tiré par deux chevaux et suivi par une douzaine de gardes montés. Intrigué, le jeune démon les étudia attentivement. Les gardes semblaient bien entrainés et disciplinés à ses yeux d'amateur. Leurs armures de plaques paraissaient très bien entretenues et de grande qualité. Il y avait quatre gardes sur chaque côté, deux en avant et deux en arrière. Ils surveillaient les fourrés et la forêt, recherchant la présence de potentiels ennemis.
Il tourna à nouveau son regard vers le carrosse. Le blason signifiait qu'il y avait des nobles dedans. Celui-ci était un oiseau aux ailes de feu déployées sur un fond blanc argenté avec des épées et des lances comme abandonnées à ses pieds. L'apparence de l'oiseau rappelait celui des aigles impériaux de la Terre. Soupirant de soulagement, le Kzhan'La se détendit légèrement. Le blason était très différent de celui des Aryl qu'il avait entraperçu au camp de concentration. Il ne se souvenait que d'une couleur noire, mais c'était suffisant pour qu'il sache que ce groupe n'appartenait pas à la famille Aryl. Cela ne voulait cependant pas dire qu'il n'y avait aucun lien entre les deux groupes de nobles, mais l'inverse était également vrai.
La distance entre Asgorath et le groupe dépassait facilement les dix kilomètres mais le premier n'avait aucune difficulté à les voir clairement et distinctement. Les deux à l'avant, par exemple, ne portaient pas leurs casques et leurs visages étaient détendus. Sans savoir pourquoi, le jeune démon eut envie de les suivre pour en apprendre plus. Suivant son instinct, il descendit de l'arbre et avança rapidement dans la dense forêt tout en restant furtif. Qu'importe qui il était, s'il était vu des humains essayeraient immédiatement de le tuer. Heureusement, sa vie dans la forêt comme une bête sauvage, se dissimuler lui était facile.
Il les retrouva facilement. Toute la journée, il les épia et écouta tout ce qu'ils disaient, glanant autant d'informations que possibles. Les gardes ne parlèrent d'aucun élément intéressant pour le réincarné, alors ce dernier commença à s'énerver légèrement, mais il savait que ce n'était rien d'autre que de la malchance. Les gardes blaguaient entre eux et discutaient de leurs familles ainsi que de récents évènements au sujet desquels le jeune démon ne connaissaient rien. Ils faisaient toutefois leur travail avec application.
Seules leurs bouches n'étaient pas disciplinées. L'un des gardes en tête réprimandait de temps en temps les autres tout en arborant une attitude hautaine et arrogante. Il s'agissait surement du supérieur des autres. Malgré leur assiduité, ils ne repérèrent aucune des ombres qui les suivaient, sautant d'arbre en arbre sans faire trembler les branches ou les feuilles.
Asgorath, lui, les vu et fut impressionné à la fois par leur vitesse et leurs capacités de dissimulation. Ils étaient simplement terrifiants. Pouvoir sauter d'arbre en arbre sans qu'il n'y ait la moindre secousse ou le moindre son. Ces ombres étaient arrivées après le Kzhan'La, vers la fin de l'après-midi. Il avait donc pu ressentir leur arrivé avec son énergie spirituelle et se préparer.
Sans cela, ce dernier n'aurait pas pu se dissimuler d'eux. Invisible aux yeux des arrivants, le jeune démon les compta, dénombrant dix personnes. A la manière dont ils se déplaçaient et à leurs tenues sobres et amples, de couleurs parfaites pour se camoufler dans la forêt, il se douta qu'ils n'étaient pas là pour discuter.
'Ce sont des assassins,' réfléchit le réincarné. 'Ce ne peut être que ça. Intéressant. Dangereux aussi, mais ce n'est pas grave. Si je reste caché, je pourrais les observer sans risque. Et puis je suis un démon. Ils ont surement entendu parler de ma race. Il semblerait que les puissances humaines ne soient pas aussi proches les unes des autres que je le pensais. Il doit y avoir des dissensions entre les dirigeants. Hmm, connaissant l'humanité, il y a probablement plusieurs nations humaines en compétition les unes contre les autres. Dans un sens, cela aurait été trop beau de voir toute l'humanité unie.'
Le soir arriva tranquillement pendant que le groupe avançait sous les regards des ombres humaines et du démon. Les gardes arrêtèrent le carrosse et préparèrent un petit campement. Ils montèrent des tentes et firent un feu. Dans le même temps, ils mirent en place un tour de garde. Alors que la nuit se faisait de plus en plus sombre, seules les lumières du feu et des étoiles illuminaient encore, et que la forêt était d'un calme absolu, les gardes se détendirent. La plupart se couchèrent, ne laissant que deux camarades surveiller.
L'un d'eux sortit même une petite flasque d'alcool et en bu. Les deux hommes restés éveiller ne faisaient pas de bruit pendant qu'ils discutaient et s'amusaient légèrement, ne surveillant que distraitement les alentours. Après tout, bien qu'ils soient dans une grande forêt, ils étaient toujours dans les terres humaines. Que pouvait-il bien leur arriver ?
La réponse survint peu après minuit lorsque des dagues s'enfoncèrent dans leurs gorges. Les ombres qu'Asgorath avait repérées plus tôt attaquaient les gardes avec une précision mortelle. En une fraction de seconde, les deux gardes furent tués sans un son. Dans le même temps, d'autres assassins coururent en silence vers le reste des gardes. Ceux-ci, endormis, ne purent se défendre. Les assaillants faisaient très attention à ne pas faire le moindre bruit. Ils bloquaient la bouche de leurs victimes alors qu'ils leur tranchaient la gorge.
Un bruit métallique résonna dans le silence de la nuit. Les assassins se tournèrent tous vers la source du son mais ne virent rien. A cet instant, sept des douze gardes étaient morts. Alors que les assassins étaient figés, essayant de comprendre ce qui s'était passé, les cinq gardes se réveillèrent. Ils dégainèrent leurs lames et, dans un rugissement, contre-attaquèrent. La bruyante contre-attaque servit à alerter les passagers du carrosse.
Cependant, ces rugissements permirent cependant aux agresseurs de se remettre les esprits en place. Ils esquivèrent les attaques, mais deux reçurent une plaie mortelle. Hors de portée des soldats, les assassins observèrent attentivement leurs ennemis. Les gardes firent de même, mais leurs yeux lançaient des éclairs comme ils comprenaient ce qui s'était produit. Seul le capitaine gardait la tête froide. Ses yeux de faucon avaient déjà repéré le chef des assassins. Celui-ci observait le capitaine de ses yeux froids en retour.